L'Insatiable n'étant pas à la mesure de la générosité littéraire de Sylvain B. Bombax, nous ne fûmes pas en mesure de publier sur papier les notes de bas de page de son texte sur La
Dernière orgie du 3e Reich. Les voici.
Notes
1. L’esthétique
érotique de la Mort, c’est là le trait majeur de la
nazixploitation – et non le racialisme doctrinaire SS auquel on la
rattache usuellement. Pour notre part, nous considérons Les
Damnés
de Visconti (sorti en 1969, soit cinq ans avant Portier
de nuit
de Cavani…) comme le véritable coup d’envoi de ce courant
cinématographique très controversé. Prestige sexy-létal de
l’uniforme, adoration trouble pour la beauté narciSSique du Mal,
c’est en fait un cas d’école, qui a certainement été préparé
et devancé par toute une culture pulp
déviante, mais qui, en raison de son statut trois étoiles de gros
David Lean alternatif, a décomplexé sur ce point bon nombre de
producteurs ou de réals éventuellement tentés par le sujet. Dans
cette filiation d’ailleurs, il n’est pas impossible d’y faire
figurer en bonne place Edward Dmytryk dont le Hitler’s
Children (1943),
pamphlet anti-nazi (basé, tout comme l’excellent Education
for Death
de Walt Disney, sur l’enquête éponyme du pédagogue américain
Gregor Ziemer) montrait une scène de flagellation allusivement
kinky,
et dont Le
Bal des maudits,
plutôt boursouflé, exhibait un Marlon Brando hilarant en icône
blondax crypto-gay de la Wehrmacht.
À titre de contre-exemple, qu’il nous suffise de rapprocher Les
Damnés
de son modèle plus ou moins avoué, c’est-à-dire le très beau
Les Quatre
Cavaliers de l’Apocalypse
de Minnelli (1962, avec, déjà, Ingrid Thullin, et Glenn Ford,
sorte de version « carrée » de Dirk Bogarde), pour être
convaincus qu’il existe aussi des cinéastes-dandys pour lesquels
le nazisme peut être laid
esthétiquement. Daney, à ce propos, n’hésitait pas à dire que
la haine que ressentait Minnelli à l’encontre du Reich était
moins due à une position morale d’intellectuel responsable, qu’à
une réaction instinctive devant le fait que les uniformes allemands,
pour lui, défiguraient les rues de Paris ou les bois de la campagne
normande ! Éthique viscérale, et supérieure donc, car plus
intégrée sensoriellement que celle de ce génie qui, du reste,
avait déjà annoncé la couleur dès 1952 en intitulant son sidérant
mélo noir sur Hollywood : The
Bad and the Beautiful.
2. Attention !
Il ne s’agit pas de relativiser ici la haine génocidaire du IIIe
Reich à l’encontre des Juifs : une telle tentative de
réécrire l’Histoire s’avérerait non seulement ignominieuse
mais aussi complètement grotesque et hors de propos. Ceci étant
posé, il n’en reste pas moins que si l’on veut s’interroger
sérieusement sur le rôle respectif qu’ont pu jouer dans
l’édification de l’idéologie nazie, d’une part, de vrais
sentiments antisémites, et d’autre part, un sens du calcul
politique, qui s’avérerait encore plus monstrueux à notre sens,
peut-être est-il possible de distinguer chez les tenants mêmes de
cette idéologie des degrés variables de croyance envers leur propre
doctrine. Certes, la lecture – fascinante –
des Entretiens
de Nuremberg
menés
par le psychiatre Leon Goldensohn auprès des 21 accusés du premier
procès du même nom, et qui fut tenu de novembre 1945 à octobre
1946, montre parmi les nazis incarcérés une propension certaine à
minorer leur antisémitisme, expliquant ce dernier comme un simple
levier populaire –
une « plateforme
politique »,
comme l’appellera d’ailleurs Goering – du discours mobilisateur
qu’utilisait Hitler à l’adresse d’une Allemagne humiliée par
le Traité de Versailles, puis réduite à la misère par les crises
majeures de 1929 et 1931. Stratégie défensive un peu légère pour
certains, comme par exemple Julius Streicher, nazillon pornographe à
l’idoine moustache en timbre-poste et rédacteur en chef du journal
antisémite pousse-au-crime Der
Stürmer,
qui se juge même sioniste au prétexte qu’il reconnaît les Juifs
comme une race à part entière, habilitée par conséquent à
posséder une terre ; mais sans doute plus appropriée pour
d’autres, comme notamment Goering, aventurier sans foi ni loi,
dangereusement sympathique (oui, sympathique !) dont l’oncle
vénéré, le chevalier von Epenstein, était d’ascendance juive
et, accessoirement, père officieux de son frère Albert – quant à
lui personnage exceptionnel et anti-moi moral d’Hermann sur lequel
nous reviendrons ultérieurement. Nous retrouvons d’ailleurs cette
théorie, parfaitement explicitée, chez Ribbentrop, ministre des
Affaires Etrangères de 1938 à 1945, qui, comme beaucoup de ses
collègues nazis (Goering lui-même, ou encore Fritz Sauckel, Baldur
von Schirach et tant d’autres), excuse un Adolf Hitler « de
plus en plus fermé et inaccessible à partir de 40 / 41 »,
pour rendre Heydrich, Goebbels et Himmler, exclusivement responsables
de l’extermination en deux temps des Juifs (Shoah par balles menée
par les Einsatzgruppen
sur le front de l’Est et Solution Finale actée pendant
la conférence de Wannsee, en 1942, après l’abandon de
l’idée, tout aussi criminelle, d’envoyer les déportés
sur l’île de Madagascar).
C’est
qu’ici se pose la question soulevée par Tinto Brass sur
« l’absence
de réelle idéologie »
des nazis – une question reprise (en sourdine) par certains
commentateurs et que l’on retrouve telle quelle chez Fritz Lang
et son fameux « C’est
nous qui décidons qui est juif ou qui ne l’est pas ! »
que lui aurait lâché Goebbels lors de leur entrevue décisive bien
connue de mars/avril 1933. Il est vrai qu’au préalable,
Alfred Rosenberg avait déjà fourni un élément de réponse
quant à cette problématique lorsque, interrogé dans sa cellule de
Nuremberg à propos de l’inauthenticité du livre Le
Protocole des Sages de Sion,
sur lequel il basait pourtant un large argumentaire de sa
« philosophie », le théoricien no 1
du régime affirma mordicus que le livre pouvait bien être un faux,
ce qu’il disait restait néanmoins vrai. Réponse symptomatique
d’un antisémitisme que Sartre essaya de définir après-guerre
comme un basculement majeur dans l’Histoire des idées, puisque
reposant non plus sur une recherche (même erronnée) de la Vérité,
mais sur une apologie déterminée du mensonge.
Reste
que le plus délirant et le plus pervers des hommages qu’on ait pu
rendre au peuple juif – et où se
distingue clairement cette admiration passionnelle et masochiste de
l’Autre qui est souvent l’apanage des grands racistes –
provient de Joseph Goebbels en personne, tout du moins tel que nous
le résume
Veit Harlan dans son livre-témoignage célèbre sur le cinéma
allemand du III e
Reich*. Selon le Ministre de la Propagande nazie, en effet, le vrai
modèle d’Hitler n’était ni Napoléon, ni Frédéric II,
mais bien Moïse ! que le Führer
considérait – scoop ahurissant ! –
comme l’inventeur d’un genre tout particulier d’antisémitisme,
puisque suscité volontairement chez les autres peuples par les
Hébreux eux-mêmes afin de se garantir de toute corruption ou
souillure extérieures. Toujours d’après cette théorie (qui, à
vrai dire, semble se référer aux concepts racistes des sionistes
Arthur Ruppin ou Max Nordau, par exemple, inventeur quant à lui du
terme « art dégénéré »),
la loi mosaïque qui interdisait les mariages mixtes aurait été
ainsi l’ébauche des Lois de Nuremberg d’Adolf Hitler instaurées
en 1935 dans le but de préserver du métissage le capital génétique
aryen de la population allemande. De cette prémisse, Goebbels tire
alors une conclusion sinistre : « … il faudrait
que chaque Allemand, à l’étranger, attire sur lui la haine non
seulement en tant que tel mais en tant que national-socialiste. […]
Si jamais l’Allemagne perdait la guerre, chaque Allemand passerait
alors aux yeux des Juifs et de leurs amis, pour un criminel et
devrait payer sa part au moment de régler la note. De cette façon
la haine de l’étranger contre les Allemands se transformerait en
bouclier et en arme entre les mains du national-socialisme. Le sort
des Juifs,
dit encore Goebbels, ressemblait
à celui des Allemands et les Allemands devaient s’inspirer de
l’esprit de Moïse et des Juifs. »
* Le
récit par Lang de l’après-midi terrifiante où Goebbels le
convoqua au Ministère de la Propagande pour lui offrir les rênes du
cinéma allemand est consultable sur le site de l’INA et sur
YouTube (cette dernière comprenant une belle citation de Giraudoux
en intro). Quant à l’essai de Sartre auquel nous faisons
référence, il s’agit bien évidemment de Réflexions
sur la question juive,
paru en 1946. Enfin, le passage concernant la supposée inspiration
judaïque d’Hitler, qui aurait, de plus, soupçonné Moïse de ne
pas être Juif, est issue du livre Le
Cinéma allemand selon Goebbels
par Veit Harlan, Éditions France-Empire, p. 138-141.
3. J’emprunte
ici au fabuleux dénouement de
La Reine de la nuit,
premier roman – et premier chef-d’œuvre –
de Marc Behm, paru en 1977 (l’année du Canevari, donc), ayant pour
sujet l’odyssée gore et picaresque d’une surfemme
lesbienne
à travers les coulisses peu reluisantes du IIIe
Reich. Prénommée Edmonde Sieglinde par des parents férus de Wagner
et Shakespeare, l’héroïne devient membre du NSDAP par un concours
de circonstances aussi cocasse que tragique : elle règle
les 1 000 marks de consommations d’un Ernst Röhm fauché qui
la remercie alors en lui refilant le numéro d’adhérent 5 365…
Parfois hénaurme,
carnavalesque, notamment dans la description des acteurs principaux
du « Reich millénaire » – les chemises brunes de la
Sturmabteilung
y étant vues grotesquement comme des « amoks »
partouzeurs ou des descendants d’Attila le Hun « couleur
moutarde »,
et Hermann Göring, la première diva junkie d’Allemagne, nous
apparaissant de son côté sous les atours d’un « Don
Giovanni déguisé en Leporello »
–, ce drame punk élisabéthain, naviguant à vue entre le
décadentisme d’un Visconti et la puissance iconoclaste d’un
Samuel Fuller, constitue sans aucun doute une date dans le flot des
fictions tournant autour du nazisme, et principalement parce qu’il
propose une lecture libidinale, voire rock et toxicologique, du
phénomène.
4. Précisons
au passage que quand les deux amants se retrouvent, Konrad commence
par remercier Lisa d’avoir témoigné en sa faveur lors de son
procès pour crimes contre l’Humanité (ce même procès que nous
écoutions en off
au début du film), lui permettant ainsi, avec l’appui d’autorités
plus que complaisantes, d’être libéré rapidement afin de pouvoir
participer à la construction de la « Nouvelle
Allemagne ».
Détail troublant : il conduit une Mercedes. Or nous sommes en
1977, et c’est au cours de cette même année que Hanns Martin
Schleyer, président de Daimler-Benz,
le patron
des patrons
allemand, mais aussi accessoirement ancien officier SS, sera abattu
par la RAF en guise de représailles suite aux suicides (douteux) de
Baader, Raspe et Ensslin à la prison de Stammheim. (Voir à ce sujet
le très inégal L’ Allemagne
en automne
de Fassbinder, Kluge, Schlöndorff et
al.,
sorti en 1978.)
5. Eugen
Kogon décrit le phénomène dans le chapitre Installations
particulières
de son livre consacré à l’enfer de Buchenwald, mais en situe la
création en 1943, à l’issue d’une ordonnance officielle
d’Himmler désireux d’augmenter, par ce biais, la productivité
de sa main d’oeuvre bon marché. Or, nous le savons depuis
(notamment grâce aux travaux de Robert Sommer et de Régis
Schlagdenhauffen – consultables sur https://
"https://journals.openedition.org/"journals.openedition.org
– et à l’enquête pionnière de Christa Paul menée… en
1994 !) : la construction du premier Bordell
concentrationnaire (ou Sonderbau :
« bâtiment
spécial »,
selon l’appellation pudique courante) remonte à juin 1942, dans le
camp de Mauthausen très précisément, période à laquelle
l’Allemagne modifia sa politique économique en adoptant un plan de
longue haleine qui prévoyait « sur
un horizon de trente ans, l’expansion et la colonisation des
territoires de l’Est par dix millions d’aryens ainsi que la
déportation et l’extermination par le travail des populations
autochtones, juives et slaves, dans le cadre de gigantesques
programmes d’aménagement ».
Dès 1940, pourtant, les SS – s’inspirant en cela du fameux
goulag stalinien –
avaient mis en place un système
de primes dans les camps (tabac, rations alimentaires en sus, etc.)
destinées à récompenser et à motiver les travailleurs les plus
chevronnés. Mais l’envoi de prostituées, qui s’inscrivait
également dans une démarche plus large de lutte contre
l’homosexualité masculine, voilà qui semblait, à première vue,
davantage approprié à la poursuite des buts utilitaires recherchés.
Un mythe d’ailleurs, celui de « la
prostitution volontaire »,
devait être, pour l’occasion, battu en brèche par les chercheurs
et les historiens. Il n’empêche, dans le récit qu’en livra
Kogon avec son habituelle franchise non dénuée de cruauté
méthodique, on ne trouvera nulle trace de commisération ou
d’empathie perceptible pour ces femmes – ni pour les prisonniers
frayant avec elles, d’ailleurs. Qu’on en juge plutôt : « Du
camp de femmes de Ravensbrück, sous la conduite de deux
sous-officiers femmes SS, qui se comportaient comme des soudards en
jupons, 18 filles furent amenées à Buchenwald. Elles s’étaient
soi-disant offertes comme volontaires, sous la promesse d’être
libérées au bout de six mois. Mais les fiches de santé qui les
accompagnaient signalaient la guérison de certaines maladies qui
n’indiquaient pas précisément un genre de vie trop austère avant
leur envoi dans un camp. À part une exception, une institutrice qui
ne tarda pas à mourir, les autres se sont plutôt senties à leur
aise dans leur nouveau destin. Dès leur arrivée, elles aguichaient
les hommes d’une façon vraiment très significative. »
Et plus loin encore, rappelant au passage que le but de la
manœuvre
était
aussi pour les SS de corrompre les détenus politiques qui géraient
le camp sous leurs ordres mais qui pouvaient constituer en même
temps un rempart efficace à leur volonté de contrôle absolu, ce
dicton terrible en guise de formule lapidaire où perce un désespoir
sans fond : « La créature doit avoir une joie, et, quand
elle n’a pas de joie, il lui faut une créature. »
Quoi
qu’il en soit : anarchie, vols, bagarres… L’intrusion du
sexe dans les camps se révéla en fait une fort mauvaise idée,
puisqu’elle finit par avoir des conséquences diamétralement
opposées à celles que l’ordonnance escomptait, et ce jusqu’à
l’impensable –
absurde et grimacière
bouffonnerie finale que même un Philippe Clair sous crystal meth
n’eût osé imaginer, comme on peut facilement en juger ici :
« Les
deux surveillantes SS se conduisirent plus mal que les grues. Elles
ne se contentaient pas d’avoir des rapports suivis avec les SS.
Quand un détenu venait avec une demi-livre de beurre, ou quelque
autre denrée alimentaire qui leur paraissait appétissante, elles
étaient trop heureuses de coucher avec lui. Elles allaient même
jusqu’à faire les entremetteuses pour les femmes du bordel, en
vantant le
Sonderbau parmi
les SS, bien qu’il fût strictement interdit à ceux-ci de s’y
rendre. À la longue, elles furent corrompues au point de ne plus
pouvoir exercer la moindre autorité sur les détenus. C’est
pourquoi la direction du camp les congédia et les remplaça par des
soldats SS, qui, naturellement, ne tardèrent pas à se conduire de
la même façon. Ils abusaient des femmes de toutes les manières
possibles, et ils perdirent également très vite toute autorité.
Pour maintenir l’ordre dans une certaine mesure, il fallut que la
garde du camp, formée de détenus, fût chargée de veiller à ce
que les soldats SS n’eussent pas de relations avec les femmes ! »
Rappelons
à nos lecteurs qu’un camp de concentration n’était pas un
simple dépôt de viande, mais une organisation sociale à part
entière, fortement hiérarchisée, dont l’équilibre instable
reposait sur une logique proprement diabolique de kaporalisation
des prisonniers, lesquels, selon qu’ils appartinssent au groupe des
triangles rouges (les détenus politiques) ou à celui des triangles
verts (les détenus de droit commun), étaient disposés soit à
améliorer, soit à aggraver les conditions de détention de leurs
collègues d’infortune. (On se rapportera sur ce thème à L’Espèce
humaine
de Robert Antelme, témoignage radical quant à l’expérience-limite
de la survie dans l’enfer concentrationnaire.) Sans vouloir faire
un cours magistral sur la question, ce dont nous serions bien
incapables, et en les distinguant des camps d’extermination à
proprement parler qui furent mis en service peu avant la conférence
de Wannsee, notons que les Konzentrationslager
ou KZ, comme les appelaient les nazis, étaient classés en trois
catégories par L’Office
central de gestion économique SS
(SS-WVHA, abréviation de SS-Wirtschafts-Verwaltungshauptamt) :
«
Le premier degré (camps de travail) était la forme la plus douce du
système ; le deuxième degré aggravait les conditions de vie
et de travail ; le troisième degré était le “moulin à os”,
d’où il était extrêmement rare de sortir vivant. »
Bien sûr, en fonction des pénuries et des aléas de la guerre, les
KZ pouvaient glisser d’un degré à un autre. Dachau, pour se
donner une idée à peu près claire de la situation, fut toujours,
comme l’indique Eugen Kogon, du premier degré…
On
lira avec profit
les articles en ligne de 7sur7.be
et de Libération.fr
sur la prostitution forcée dans les camps de concentration, sans
oublier celui de BBC News
consacré aux femmes tortionnaires de Ravensbrück, où l’on peut
lire avec stupéfaction que sur les 3 500 Ilsa ou Gretchen
super-sadik
des SS, « seules
77 ont été jugées »
et « très
peu condamnées »
– ce qui laisse éminemment songeur, il est vrai, quant aux
inégalités de traitement entre les sexes au sein de nos bonnes
vieilles sociétés patriarcales…
6. Le
sexe dans les camps : question taboue. Qu’il s’agisse de ses
aspects les plus noirs (viols, prostitution forcée, phénomène des
Pipels
und Puppenjungen
– soit les « mignons » favorisés des kapos), ou de ses
aspects les plus lumineux (comme dans le cas de liaisons entre
détenus, qui étaient, bien sûr, strictement interdites sous peine
de mort). Question doublement taboue même puisque, rappelons-le, les
camps n’étaient pas mixtes et que, par conséquent, les rapports
qu’ils suscitaient ne pouvaient être, pour la plupart, que de
nature homosexuelle. Peu de témoignages nous sont du reste parvenus
à ce sujet, ce que l’on peut aisément comprendre. La honte
d’avoir succombé à de bas instincts au beau milieu d’une
horreur sans nom n’incitant guère aux galipettes et à l’humeur
olé-olé, le poids des jugements réprobateurs et intransigeants
qu’ils ne manqueraient pas d’affronter une fois leur confession
terminée… les raisons ne manquent à vrai dire pas aux survivants
pour rester prudemment cois concernant cette interrogation majeure.
Et pourtant, certains, ou plutôt certaines, choisirent malgré
tout de rompre le silence. Ainsi, Margareta Glas-Larsson, prisonnière
juive issue de la région des Sudètes, qui raconte, dans une
interview bouleversante, son expérience cruciale de la tendresse
dans les camps : « L’instinct
de survie est un instinct extraordinairement fort. Au camp, c’était
l’instinct le plus fort. Et c’était lié à la nourriture. Et il
y avait un besoin énorme de tendresse, de tendresse d’un homme ou
d’une femme, peu importe. Et Orli était mon grand amour […] Et
cela ne me gêne pas de le dire… C’était affreux. Nous
manquions de chaleur, de chaleur humaine et de l’affection dont on
avait l’habitude depuis l’enfance. Et plus tard du mari. C’était
atroce. C’est pour cela qu’on s’attachait à quelqu’un. J’ai
déjà parlé de mes sentiments pour Orli, quand je l’ai vue pour
la première fois… Jamais il n’y avait dans son visage cette
brutalité si fréquente chez les internés, jamais de brutalité ou
d’avidité, d’avidité, de nourriture, de choses matérielles de
la vie. Jamais elle n’avait ses traits-là sur son visage… Une
nuit j’ai demandé à Orli la permission de rester avec elle. Et je
me suis couchée auprès d’elle… Et cette nuit-là, le ciel était
tout rouge et je ne sais pas si c’était le feu que faisaient les
SS qui brûlaient des enfants juifs ou si le commando spécial
brûlait tous les cadavres. Malgré tout cela, je n’étais pas
malheureuse, bien au contraire. »
(« Survivre dans un camp de concentration »,
Entretiens avec Margareta Glas-Larsson, commentés par Gerhard Botz
et Michael Pollak dans le no 41
de la revue Actes
de la recherche en sciences sociales,
1982, consultable sur le site Persée).
7. Sur
ce point, les avis divergent. Robert Sommer, qui a soutenu sa thèse
à l’Université Humboldt de Berlin en 2006, estime le nombre de
prostituées réparties dans les dix plus grands camps de l’époque
(dont le camp de concentration/d’extermination
d’Auschwitz-Birkenau) à environ 200. En ayant lui-même retrouvé
177, il certifie que presque toutes ces femmes, recrutées pour la
plupart dans le camp de Ravensbrück, ont survécu à leurs
conditions de détention. De son côté, Régis Schlagdenhauffen,
maître de conférences à l’EHESS, affirme qu’en tant que
« triangles
noirs »
(c’est-à-dire en tant qu’asociales,
selon la codification en usage à l’intérieur des KZ), elles
étaient considérées comme des individus jetables et que leur
recrutement basé à l’origine sur le volontariat
et la vague promesse d’une libération après six mois de services
rendus au bordel, se soldait en réalité, au bout de ce semestre,
par un retour à Ravensbrück où certaines finissaient gazées.
Toujours est-il que la question du sexe dans l’univers
concentrationnaire est longtemps resté taboue, la faute, selon
Freddy Raphaël, à des « paradigmes
mémoriels »
privilégiant une approche commémorative plutôt qu’une autre.
Ainsi,« dès
le lendemain de la libération des camps, nombre de témoignages
faisaient état de l’existence de Bordelle et de prostituées ».
Parallèlement à l’établissement d’une mémoire de papier, les
Sonderbauten
étaient rasés pour les faire disparaître de la topographie de
certains camps. Les Gedenkstätten
(mémoriaux des camps) avaient choisi de passer sous silence
l’existence des Bordelle
à Buchenwald, une directive des années 50 interdisant de faire
mention du Bordell
pendant les visites guidées. À Auschwitz non plus, il n’est guère
fait mention du Bordell.
Christa Paul, qui fut la première à traiter le sujet, n’en apprit
de fait l’existence qu’en 1989 de la bouche d’un ancien
déporté.
8. La
scène, effectivement, cite deux moments mémorables du Salon
Kitty
de Tinto Brass situés dans le hall gigantesque du village olympique
nazi : d’une part, lorsque John Steiner joue du piano en
peignoir de bain sous le regard halluciné d’Helmut Berger au
milieu d’athlètes nus (dont certains, manifestement, laissent
échapper des pets sous l’effort) ; d’autre part, quand les
deux mêmes, en phase de pétrification luciférienne instantanée,
passent en revue une trentaine de jeunes femmes génétiquement
« pures » qu’une troupe de soldats du Reich aura pour
charge de transformer en putes surentraînées pour bordel de luxe.
Canevari, ne perdant jamais une occasion de densifier son propos, en
profite alors pour substituer à la frontalité scénique mise en
place par l’érotomane milanais (frontalité d’essence
viscontienne censée traduire ici la dimension dictatoriale du sexe
mis au pas) une alternance de plans rigolards confrontant le côté
face des soldats avec leur côté pile, leur côté bite avec leur
côté cul. Une
manière comme une autre d’affirmer que 1o)
l’idéologie et les faits s’accordent rarement, et que 2o)
comme le démontre éloquemment la vision brève d’un pouce enfoncé
entre deux fesses, les SS n’étaient pas les derniers à se perdre
dans leurs multiples contradictions.
Remarquons
qu’avec ce véritable morceau de bravoure sexiste prenant également
place dans une salle de gymnase – écho diffus de l’érotisme
viriloïde riefenstahlien –, La
Dernière orgie
pousse un peu plus l’équation terminale « Sexe, Guerre et
Sport ». Sur ce point, en outre, la projection par Starker de
diapositives salaces dans le but d’exalter ses troupes rappelle les
effets de montage expérimentaux de la Disintegrazione,
tant leurs motifs (un soixante-neuf pratiqué par une mère et sa
fille, une jeune femme ingurgitant
des excréments…)
renvoient à l’idée d’un cycle infernal dantesque et pasolinien,
d’une boucle spéculaire, aussi, où le spectateur se verrait
voyant
par l’intermédiaire d’une soldatesque dépravée censée le
représenter à l’écran.
9. Voir
l’article « Nazes de nazis ! » par Lemaire
himself, in :
Mad
Movies,
H.S. no 11
spécial Grindhouse
de juin 2007.
10. « Baptême
du foutre » :
voir à cette entrée dans Le
Lexique Achtung Bandits
(à paraître).
11. Là
encore, la scène fait référence à une figure spécifique du
cinéma de combat italien Disintegrazione 68 :
l’obsession de la bouffe et du « tout consommable », la
critique d’un capitalisme d’obédience nazix importé après
guerre des États-Unis et basé, comme le rappellent Pasolini, ou
encore Malaparte dans La
Peau,
sur « la
commercialisation des corps » *.
On pense naturellement à Porcherie
(1969),
ce brouillon fulgurant de Salò,
où apparaît le personnage historique d’August Hirt, savant fou
digne d’un film de SF et membre de l’Ahnenerbe,
institut de recherches occultes SS (nous y reviendrons),
collectionneur de crânes et de squelettes
« judéo-bolchéviques ».
Mais aussi au giallo
pop déconstruit de Giulio Questi et Kim Arcalli, La Mort
a pondu un œuf
(1968),
qui, par rebond (l’intrigue se situant dans une ferme futuriste
pour gallinacés),
nous rappelle qu’Himmler, ingénieur agronome de formation, créa
le premier camp de concentration à Dachau, après avoir tenu avec sa
femme, Margarete Boden (infirmière de son état), un petit élevage
de poules dans la région du Waldtrudering. Brass, lui-même,
toujours dans Salon Kitty,
faisait déjà référence au film de Pasolini lors d’une séquence
allégorique d’abattoir porcin sur fond d’« Arbeit
macht frei »,
et dont la tonalité, ouvertement grotesque – mélangeant tripes et
sexe –,
évoquait
autant le vomitif d’un passage analogue issu de l’excellent
Scènes de chasse
en Bavière
de Peter Fleischmann
que l’imagerie propagandiste de La Ligne
générale
d’Eisenstein avec son massacre de cochons joyeux. C’est que,
promue rapidement Religion du ventre plein et de l’excrémentiel-roi,
la société consumériste ne saurait trouver son application
définitive autre part que dans le cannibalisme ou l’autophagie,
lorsque le consommateur forcené, ayant goûté à toutes les
formes de vie animale possibles, se voit finalement réduit, pour
varier son menu, à se consommer lui-même.
* La
Peau :
récit épique de la prostitution d’un peuple (le peuple
napolitain) à son Libérateur (les États-Unis) et symbole d’un
nouveau pacte faustien – marchand, démocratique –
signé
par l’Europe, mais cette fois avec les Forces exterminatrices du
Bien. Inutile de spécifier combien cette idée se rapproche
également de celle que professera Fassbinder dans les années
70.
12. Lire
Peter Reichel, La
Fascination du nazisme,
Odile Jacob, 1997, p. 248. Ou encore Joseph Peter Stern (Hitler,
le Führer et le peuple,
Champs / Flammarion,
p 161- 163), à propos de « la législation
cauchemardesque »
du IIIe
Reich et de sa gouvernance sauvage où, dictée par les
circonstances, l’organisation du système bureaucratique
national-socialiste, à force de lois nouvelles promulgées
post-facto et de subdivisions administratives délirantes, égarait
jusqu’aux fonctionnaires eux-mêmes. C’est la « doctrine
du chaos organisé »,
l’anarchie intrinsèque du Nouvel Ordre Polycratique Nazi :
sorte de fluid
power
tendance cuir s’appuyant sur l’idée futuriste d’un dynamisme
frénétique, d’un mouvement pseudo naturel réfractaire à tout
systématisme sclérosant. De là, toute l’inocuité des thèses
dépeignant le IIIe
Reich sous les dehors monolithiques d’un système
traditionnellement réactionnaire. Car si les nazis campaient
effectivement sur bon nombre de positions rétrogrades absurdement
figées, pour l’essentiel, « Les modèles
institutionnels qu’ils proposèrent, et éventuellement imposèrent,
n’étaient aucunement stables – ni en intention, ni même en
termes de propagande ».
Ce pourquoi « le
caractère protéiforme de ces modèles [fut d’ailleurs] l’un des
rares points où l’image et la réalité coïncidèrent
effectivement ».
« “Es
war immer los” – “Il se passait toujours quelque chose” –,
voilà
ce qu’on entend dire »
écrit encore Stern dans son Hitler
(d’où sont tirées toutes les citatons de cette note)
« aujourd’hui
en Allemagne par les gens qui tentent de faire comprendre
l’atmosphère du III e Reich à ceux qui ne l’ont pas connu. »
13. C’est
un peu le gag du film (on pense alors très fortement au « Jump ! »
de Lubitsch dans To Be or
Not to Be)
mais qui, on le sait, constitua la principale ligne de défense de
nombreux nazis traduits en justice – dont Adolf Eichmann, sur
lequel nous reviendrons un peu plus loin.
14. L’expression
est de Georges Didi-Huberman (Invention
de l’hystérie / Charcot
et l’iconographie photographie de la Salpêtrière,
Macula, p. 90-97) désignant les travaux d’Hyppolite Baraduc
(1850-1909), psychiatre, parapsychologue et photographe. Spécialiste
des « maladies
nerveuses »
et inventeur foutraque de nouvelles méthodes thérapeutiques telles
que « l’électro-suasion »
ou la « douche
statique cérébrale »,
il s’efforça tout spécialement, à travers ses photographies
expérimentales, de capter visuellement les forces intangibles de la
nature.
15. Michel
Foucault, Anti-rétro,
entretien (daté de 1974) avec Pascal Bonitzer et Serge Toubiana,
Cahiers
du Cinéma
no
251 /252, cité par Véronique Bergen dans Portier
de nuit,
Les impressions nouvelles, p. 138-139.
16. Travail
repris bien sûr dans son Eichmann
à Jérusalem,
publié en 1963. Nous recommandons tout particulièrement l’édition
folio histoire, additionné d’un bel avant-propos très fouillé de
Michelle-Irène Brudny-de Launay.
17. Reichel,
La
Fascination du nazisme,
p. 241.
18. Véronique
Bergen, Portier
de nuit,
note 14, p. 146.
19. Lexique
concentrationnaire :
– Aktion :
litt. « opération »,
utilisé communément pour signifier une rafle.
– Bunker :
cachette où les détenus des ghettos emmagasinaient des denrées et
des biens échangeables.
– Canada :
« pays
d’abondance »
– soit trente baraques à
Auschwitz où l’on entassait les biens que les déportés avaient
amenés avec eux.
–
Cripo :
selon Franci Rabinek Epstein, nom donné à « la
police criminelle juive en civil »
des Judenräte,
dont la fonction était de faire régner l’ordre nazi parmi leurs
coreligionnaires. Nom masculin pluriel (teinté d’humour) :
« cripo-clowns ».
Cf. son ouvrage La
Guerre de Franci,
Flammarion, p. 84.
– Fondamentalistes :
Témoins de Jéhova, l’une des cibles privilégiés du régime
hitlérien.
– Judenrat :
ou « Conseil
Juif »,
conseil autonome de la Communauté Juive, nommé par les Allemands
pour administrer les ghettos et coupable, selon Hannah Arendt,
d’avoir fait le jeu des exterminateurs nazis. D’autres
observateurs, moins intransigeants, utiliseront, quant à eux, le
concept de « zone
grise »
forgé par Primo Levi pour tenter de comprendre le phénomène.
– KB :
Kranken
Bau,
« hôpital ».
– Musulman :
état final du déporté. Squelette vivant dépourvu d’âme.
– Schupo :
Schutzpolizei,
police de sûreté en charge des ghettos, qui partageait ainsi cette
tâche avec la Gestapo
(ou « Stapo »,
selon le vocabulaire admis par Kaltenbrunner).
–
Selektion :
tri sélectif des déportés – entre ceux qui pouvaient encore
servir aux travaux forcés et ceux qui, trop vieux, chétifs ou d’une
santé incertaine, étaient déclarés inutiles et donc envoyés à
la chambre à gaz.
–
Sonderkommando :
« unité
spéciale ».
Dans le cadre strict des Camps, unité composée majoritairement de
Juifs contraints par les SS à participer aux basses besognes de la
Shoah (récupération des cheveux et des dents en or sur les
cadavres, convoyage de ces derniers des chambres à gaz aux
crématoires, etc.). Considérés comme des témoins gênants de
l’Holocauste, ils seront massacrés quasiment jusqu’au dernier.
–
Transport :
déportation au camp de la mort.
–
Zebra :
la tenue rayée des déportés. Àppellation ironique employée par
les SS de Buchenwald.
–
1
630 marks :
bénéfice total produit par un détenu de KZ « pour
une durée d’utilisation de neuf mois en moyenne »
(déduction faite de la nourriture, des vêtements et des frais de
crémation). La récupération des os et des cendres pouvant même
engendrer des revenus supplémentaires. (Cf. Eugen Kogon,
L’État SS,
p. 333, toutes les autres définitions du lexique proviennent de
lectures diverses, mais surtout des livres de Ka-Tzetnik dont
certaines notes sont presque reprises mot à mot.)
20. « Anus
du monde »,
cette formule désignant Auschwitz est celle d’un juge américain à
Nuremberg. Cf. « Médecins nazis et cobayes humains »
dans Historama
hors-série no 30,
oct.-nov. 1977, p. 49.
21. Signalons
au passage que le « typage
ethnique »
des deux protagonistes féminins a été malicieusement interverti
par Canevari : l’Aryenne se présentant comme une brune
piquante du Sud tandis que la Juive a tout de la blonde aryenne du
Nord.
22. Ces
images semblent provenir d’un évènement célèbre :
« l’ordre
donné par le général Patton de mener les habitants de Weimar
visiter Buchenwald et de filmer leur passage devant des piles de
cadavres, d’hommes décharnés et devant ‘la table des trophées’
où sont disposées 13 peaux tannées tatouées, deux têtes
réduites, huit organes sous verre et un abat-jour ».
Benoît Cazenave, La
Mégère de l’Armageddon
dans le numéro 100 de Témoigner,
entre Histoire et mémoire,
revue pluridisciplinaire de la Fondation
Auschwitz,
juillet-sept 2008. Article consultable en pdf sur le Net (ainsi
qu’aimablement fourni par le camarade Christophe Bier).
23. Dans
le roman noir à forte connotation sociale du génial Italien, une
matonne de centre de rééducation pour mineures se voit
effectivement surnommer Ilse
Koch
en raison de sa cruauté sans limites, tandis que le personnage
emblématique d’Ilsa
– création géniale du légendaire producteur David F. Friedman –
anime, comme chacun sait, une trilogie grindhouse
particulièrement
sulfureuse tournée au Canada et aux États-Unis entre 75 et 77 :
trilogie agrémentée par la suite d’un opus inutile signé Jess
Franco n’entretenant pourtant à la base aucun rapport avec elle,
si ce n’est la présence de son interprète principale dans un rôle
similaire. Ilsa,
la Louve des SS,
premier titre ô combien juteux de cette saga déviante, et sans
doute le moins bon des trois d’origine, est aussi le seul à donner
dans le folklore nazix sale (expérimentations médicales en tous
genres inspirées des horreurs de Ravensbrück, scène d’urophilie
évoquant les préférences sexuelles d’Hitler, etc.), mais ne
parvient malheureusement que très rarement, sur toute la durée de
ses 1 h 35 de projection standard, à enchaîner les
passages inspirés. Comme ce très beau plan d’ouverture en
travelling circulaire, par exemple, qui nous révèle la gironde
Dominatrix copulant avec un prisonnier, et qui, allié à cette très
courte scène de douche lui succédant immédiatement, évoque de
manière troublante, en raison de son caractère vaporeux éminemment
70’s et des particularités physiques de sa diva bombax (blonde,
poitrine généreuse, visage émacié), l’incipit fantasmatique de
Dressed
to Kill
de De Palma, tourné cinq plus tard. Le second, baptisé quant à lui
Ilsa
la gardienne du harem,
s’avère, en revanche, bien meilleur, qu’il s’agisse de sa
belle photo d’intérieurs signée Dean Cundey (futur chef-op de
John Carpenter) ou de son humour pulp
« tongue-in-cheek »
assez foutriculant, qui suffit à faire basculer l’ensemble (déjà
russ-meyerien en diable, présence de Haji oblige) dans le comic
book underground
à la Richard Corben. Enfin le troisième, La
Tigresse du Goulag
– produit par Ivan Reitman et Roger Corman, s’il-vous-plaît –
reste encore aujourd’hui un condensé
ultra-jouissif de gore et de péripéties sérialesques où notre
bourrelle préférée (enfin, celle de M. Bier), après avoir été
la commandante sanguinaire d’un camp stalinien, se mue dans le
Montréal des années 70 en Fu Manchu-super
génie du Crime,
procédant avec un bel entrain caricatural à des séances de lavage
de cerveau intensif type The Parallax
View
(!) ou à des traitements spéciaux assistés par ordinateur capables
de créer des hallucinations horrifiques dans le cerveau de ses
proies frémissantes. De quoi nous faire regretter, en effet, que
n’ait pas abouti cet autre projet fou de séquelle (mais bon,
sûrement un fake) : Ilsa
Meets Bruce Lee in The Devil’s Triangle !
(Pour le reste, cf. notre notule Erika
Montlaur
dans le Lexique
Instable
à paraître.)
24. À
l’origine épouse sexuellement libre de tortionnaire efficace ET
margoulin – le Kommandant
du camp de Buchenwald Karl Otto Koch, finalement exécuté et
incinéré dans son propre crématoire par les nazis en avril 45,
pour « corruption,
violation des lois militaires, assassinats de prisonniers [!] et
autres délits de guerre [!!] »
–, Ilse fut en effet, et ce par une masse non négligeable de
déportés qui, pour certains, ne la rencontrèrent même jamais,
élevée à la puissance d’une fantasmagorie diabolique pas
toujours en phase avec les faits, mais néanmoins largement colportée
aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du tristement
célèbre KZ où elle possédait une coquette villa. Faux
témoignages, exagérations (mais pour la majorité servant de
« savoir
commun »,
c’est-à-dire « d’avertissement utile à la survie des
détenus »), il s’agit dans son cas des premiers composants
d’un mythe qui connaîtra par la suite, au gré des circonstances,
d’autres facteurs de sédimentation aggravante, principalement au
cours de son deuxième procès au début des années 50 où une
presse d’obédience réactionnaire, la dénonçant comme une menace
létale pour la virilité, fera d’elle une « cocotte
rousse »
« violeuse de prisonniers » ou encore une « ancienne
prostituée »
démoniaque abusée par son père. Car si, selon Cazenave,
« l’Amazone
sadique »
de Buchenwald fut bel et bien responsable de violences à l’encontre
de prisonniers (coups et blessures, meurtres…), en revanche, les
têtes réduites, et surtout cette emblématique lampe en cuir
humain, dériveraient sans aucun doute des nombreuses pratiques
pathologiques non-orthodoxes qui sévissaient alors dans les Camps –
comme celle de la confection dite de cadeaux
ou de souvenirs
à partir de cadavres juifs, pratique vite interdite par un ordre SS
datant de mai 42. À ce mélange quasi inextricable de fabulation et
de rapports véridiques, rien d’étonnant, ajoute encore
l’historien, quand on sait combien certains prisonniers se
révélèrent incapables, après leur libération, « de
dissocier réalité et produit des traumatismes subis »,
assurant ainsi la permanence d’une sorte « d’illusion
vraie »
dont l’Histoire telle que nous l’entendons se montre de tout
temps composée : une Histoire intermédiariste en somme,
prenant aussi bien en compte le relevé objectif des évènements que
leur retranscription visionnaire.
25. Le
Kitsch, quant à lui, « vient
d’un terme d’origine bavaroise né en Allemagne vers 1860 du
verbe verkitschen qui dérive de kitschen et signifie ramasser des
déchets dans la rue, bâcler, faire de nouveaux meubles avec du
vieux, voire vendre de la camelote à la place de ce qui a été
effectivement demandé. Le kitsch désigne des objets et du
mobilier peu coûteux de style Biedermaier prisé par les employés
et les ouvriers car ressemblant au mobilier grand style tout en
restant abordables (…) L’apparition du mot est donc liée à un
tournant sociologique ; produit de la civilisation bourgeoise et
de l’industrialisation à outrance du XIX ème siècle, le kitsch
répond aux nouveaux besoins de la culture de masse qui se développe
alors ; accédant au marché des objets de décoration, les
classes moyennes ‘prises entre le besoin de s’identifier aux
classes supérieures par des signes extérieurs de réussite sociale
et des revenus insuffisants pour se constituer un patrimoine
d’adoption, s’orientent vers l’imitation’,
ce
qui provoque une crise de la culture aristocratique. »*
Cette évolution, que l’on pourrait qualifier, selon nous, de
pré-pop barbare et philistine, et dont Walter Benjamin dressera,
dans les années 30, un portrait définitif en traitant du phénomène
de déperdition auratique de l’œuvre
d’art à
l’ère de sa reproductibilité technique, marque donc l’avènement
de l’avatar et de la parodie, du pittoresque et du fac-similé, le
tout sous couvert d’authenticité et de retour au bon
goût-Herta
des choses simples. L’historien de l’art Jean Clair rappelle,
d’ailleurs, que Munich – « Ville
du Mouvement »
pour Hitler – s’était complètement transformée entre
1830 et 1900 pour devenir une sorte de capitale historiciste et
artistique reproduisant tous les styles architecturaux possibles, se
forgeant ainsi « de toutes
pièces, en quelques décennies, les images d’un passé de pure
fantasmagorie qui présenterait les épisodes d’une histoire
qu’elle n’avait pas vécue mais qui répondrait surtout au mythe
d’une origine ».
C’est également à cette période (1868-1878) que le légendaire
Louis II de Bavière, décalque grandiose et fumeux de Louis XIV, fit
édifier son château du Herrenchiemsee
– copie lourde et surchargée du château de Versailles –,
de même
que celui du Neuschwanstein,
qui deviendra par la suite, via son remploi dans La
Belle aux bois dormant,
l’emblême du logo Walt Disney. (Ça tombe bien : le film
préféré d’Hitler était Blanche
Neige et les sept nains.)
*
Florence Bancaud, Entre
diabolisation, séduction et légitimation. Le Kitsch ou l’imitation
comme « mal esthétique » ?,
Cahiers d’études germaniques n° 72 – consultable sur
https://journals.openedition.org,
octobre 2018. Lire également Stern à ce propos (recyclage
national-socialiste des lieux communs lexicologiques du Romantisme
allemand), mais surtout Jean Clair qui, dans son formidable
Malinconia
publié en 1996, écrivait ces quelques lignes très inspirées sur
les grands projets architecturaux du IIIe
Reich : « L’ordre
nouveau » du nazisme aurait consisté à ériger en Europe une
sorte de vaste Disneyland, où l’on se fût promené d’attraction
en attraction du temple grec à l’usine Volkswagen et du château
médiéval à la base de lancement pour fusées. Sorti du royaume de
Brobdingnag, un train mi-rêve mi-cauchemar, à l’image d’un
peuple infantilisé, eût circulé à travers ces décors que rien ne
liait entre eux, roulant à travers le temps sans qu’aucune
continuité fût perceptible. »
(Chapitre « L’État national-socialiste », p. 180-181.)
26. Écran
n°26 p. 42.
27. André
Bazin, à propos de Daleka
Cesta
(Distant Journey)
d’Alfred Radok, Le
Ghetto concentrationnaire,
Les
Cahiers du Cinéma
n°9, février 1952, p. 58-60. Le film, absolument sublime (qui
annonce le futur Orson Welles très Mitteleuropa
de Mr
Arkadin
et du Procès),
s’attache à décrire la vie quotidienne des Juifs regroupés dans
la ville tchèque fortifiée de Theresienstadt – à la fois ghetto
et camp de transit vers les KZ de la Solution Finale. Notons en sus,
à cette occasion, qu’au fil des années 50/60,
une poignée d’oeuvres extraordinaires virent également le jour en
Pologne et en Tchécoslovaquie, axées sinon sur la question des
camps de concentration du moins sur celle de la Terreur nazie. Parmi
elles, La
Passagère (ci-contre),
tourné à Auschwitz même par Andrzej Munk (ami proche de Polanski
et Wajda) en 1961, mais resté inachevé, suite au décès du
réalisateur survenu lors d’un tragique accident de la route.
Projet bancal de par sa conception on ne peut plus discutable (soit :
la reconstitution hyperréaliste de la Shoah), le film parvient
pourtant à rester crédible de bout en bout. Il le doit à une mise
en scène littéralement diabolique dont l’ambition folle n’a
d’égale peut-être que la grande geste spielbergienne de La
Liste de Schindler,
combinant de manière encore plus naturelle que cette dernière souci
de vérisme maniaque et stylisation outrancière. En ce sens, La
Passagère
serait un Kapo
réussi (le métrage ouvre en effet son bal concentrationnaire sur
une reproduction de la célèbre abjection
du Pontecorvo : c’est-à-dire sur l’image d’une déportée
morte dans les barbelés, mais ici judicieusement transformée par
Munk en archétype idéogrammatique). Différence de taille entre les
deux films ? Leur manière respective de représenter la mort de
masse : élégiaque et jolie chez l’Italien qui use de
contre-plongées et de travellings survalorisants ; casuelle et
anonyme chez le Polonais qui ne l’approche que bord-cadre ou en
arrière-plan.
Autre
morceau de choix qu’il convient de citer aussi dans cette petite
notule, le stupéfiant Et le cinquième
cavalier,
c’est
la peur
(1965), film tchécoslovaque de Zbynek Brynych qui ne fait pas
vraiment partie du cinéma concentrationnaire (le récit tournant
autour d’un ex-médecin juif de Prague ayant décidé de porter
assistance à un Résistant blessé), mais qui s’inscrit néanmoins,
par un certain concours de circonstances, dans un cadre filmique
pré-nazix des plus étonnant. La faute à Carlo Ponti qui, ayant
acheté le métrage pour son exploitation à l’international,
commanda finalement à son réalisateur une scène de bordel à
soldats pour le rendre un peu plus commercial. Glauque et décadent
(on y voit, entre autres, le cadavre d’une pute nue entreposé dans
une chambre frigorifique), ce morceau de bravoure mémorable –
rythmé qui plus est par le chant crépusculaire et mélancolique de
Lili
Marleen
– n’a évidemment rien à faire dans une telle œuvre
dont le principe de base était
de traiter de l’occupation nazie sans recourir au moindre uniforme
allemand. Et pour cause ! puisque Brynych, qui situe l’action
clairement dans le Prague des années 60, entendait également
dénoncer le climat délétère qu’y faisait régner le régime
autoritaire du président Novotny. Quoi qu’il en soit, la scène en
question, tournée aux alentours de 67, semble annoncer la grande
déferlante nazix du cinéma italien inaugurée peu de temps après
par Visconti avec Les
Damnés,
et portée ensuite à ébullition en 76 par le Tinto Brass de Salon
Kitty.
Elle fut également l’occasion pour Carlo Ponti de concocter une
splendide affiche italienne à partir d’une de ses images les plus
emblématiques, de manière à filouter ainsi un public libidineux
toujours plus avide de sensualité torve.
28. Ce
passage du Kogon serait illustré tel quel dans le KZ9
camp d’extermination
de Bruno Mattei ! – enfin si l’on en croit Christophe
Lemaire qui, lui-même, ignorant visiblement la provenance historique
de la chose, la qualifie un peu abruptement de « non-sens
sexuel ». (Mad
Movies
H.S. Grindhouse,
déjà cité. Article Nazes
de nazis !
p. 40).
29. Pour
se faire une idée nette de ces périodiques masculins orientés
sadisme pulp,
nous ne saurons trop vous conseiller la lecture épastrouillante d’un
recueil tel que Soft
Flesh and Orgies of Death,
anthologie de 2014 éditée par Pep Pentangeli, remplie jusqu’à la
gueule de superbes illustrations d’origine et reproduisant in
extenso
les récits délirants que ces dernières étaient chargées de
sublimer (la lecture seule des titres proposés – Nude
Slaves of Hitler’s Russian Monster
ou Wolf
Tortures of the Nazi Killer Queen,
pour ne citer que ceux-ci – constituant en soi tout un programme).
Impossible
donc de passer ici sous silence, dans l’ordre des films précurseurs
de la nazix directement inspirés de ces journaux à sensations, le
séminal Love
Camp 7
de Lee Frost, sorti en 69, soit la même année que Les
Damnés
de Visconti. Interprété par David F. Friedman qui produira, six ans
plus tard, Ilsa
la Louve des SS
en féminisant de manière très intelligente la figure du bourreau
nazi (un changement de sexe qui fera en effet toute la différence),
le film – qui, peut-être, s’autorise de La
Maison de poupées
de Ka-Tzetnik mais semble aussi faire allusion, de par son titre, à
un livre français de Louis-Charles Royer, Haras
humains,
baptisé en anglais Love
Camp *
– est, en tout cas, loin de valoir sa réputation cataclysmique.
Bien sûr, l’amateur obsédé pourra juger, comme il se doit,
l’ensemble assez bavard et son esthétique résolument cheap,
mais il passera alors à côté de trouvailles assez réjouissantes,
comme cette scène superbe d’érotisme fiévreux au cours de
laquelle une prisonnière nue se positionne sous les pieds d’une
autre pendue par les bras afin de la soulager de l’atroce douleur
qu’elle endure, ou encore de cette partouze finale sous forme de
massacre peckinpahien, exécuté avec brio dans le plus pur style des
Scavengers
– western violent pré-Blue
Soldier
daté lui-aussi de 69 et autre grande réussite de Cresse and Frost.
Pour le reste, il faut avouer que les scènes de cul se révèlent
assez sensationnelles – et même bien meilleures que dans Ilsa.
Les gars ont beau garder leur pantalon à la différence des filles,
l’effet est maximal. Grognements, bruits de succion, râles et
soupirs rajoutés en off sur des plans de caméra tremblée rampant à
la surface des corps ou bien s’invitant en plein coeur des ébats,
tout contribue à faire frissonner l’image, à lui rendre une
dignité tactile. Voire plus ! Ces borborygmes vagues et autres
feulements fous comme susurés dans le creux de notre oreille nous
donnant l’impression que quelqu’un bave sur notre épaule –
sorte de grosse limace lubrique qui serait l’émanation de nos
propres pulsions inavouables…
* Le
livre, en fait, semble aborder de manière hautement romanesque le
thème du Lebensborn
hitlérien, programme eugéniste de création d’une hypothétique
« race
pure »
par la sélection de jeunes reproducteurs et reproductrices au
patrimoine génétique 100 % certifié aryen. Publié originellement
en 1949, il connut apparemment un succès certain aux Etats-Unis et
en Angleterre.
30. L’invention
de ce parler spécial nazi composé de néologismes, d’abréviations
bizarres et de sigles obscurs – et que le philologue allemand
Victor Klemperer a analysé sous le nom de LTI (Lingua
Tertii Imperii)
– découle d’une volonté complètement déterminée d’attaquer
le réel en commençant par attaquer la langue. On pourrait ainsi
parfaitement l’assimiler (me souffle Lieutenant Zak) au sociolecte
de type Start-Up
Nation,
sorte de sabir cool-macronien mélangeant de nouveaux concepts
manageuriaux et de termes anglais superfétatoires censés en jeter
plein les mirettes, mais surtout capables de noyer le poisson en
toute circonstance. Car là où le Verbe divin, selon la tradition
biblique, se présente avantageusement comme un Verbe créateur, qui
nomme les êtres et les choses pour les faire advenir du Néant, la
Novlangue du Troisième Reich s’affirme au contraire comme un Verbe
puissamment négateur, capable de débaptiser-dénombrer-désintégrer
le réel, pour l’engloutir dans une sorte de flou mental
dissolvant : un Nacht
und Nebel
grisâtre fait d’abstraction galopante et de mauvaise foi
généralisée. « Le
type aryen : un homme blond comme Hitler, mince comme Göring,
grand comme Goebbels »,
avaient pour coutume d’ironiser les Alliés pour se moquer de
l’idéologie raciale des nazis, ce à quoi l’un des très oubliés
chefs de la presse du Troisième Reich, « Putzi »
Hanstaengel, répondit un jour « qu’ils
étaient tout de même blonds… sous les aisselles ».
Tartufferie manifeste qui avait au moins le don de pointer dans le
nazisme – ce curieux mouvement réactionnaire d’avant-garde –
son nihilisme absolu, signe le plus évident
de sa liberté sans limites devant l’existant.
31. Ici,
Ka-Tzetnik condense poétiquement deux Blocks
tristement célèbres d’Auschwitz : le Block n°10 des
médecins SS ,
« soldats
biologiques du III ème Reich »,
Clauberg et Wirths (où rôdait parfois Mengele, avide de nouvelles
pratiques expérimentales) et le « Pleasure
Block »
n° 24 des beautés juives stérilisées-prostituées. Mais la scène
de House
of Dolls
évoque surtout l’irrationnalisme scientifique de l’Ahnenerbe
(« Institut
Age des ancêtres »),
le modèle historique des nazis occultistes du Hellboy
de Mignola & Del Toro, qui, placé sous l’autorité d’Himmler,
et de son Ordre Noir, entreprit des travaux délirants sur la race et
la mythologie des peuples anciens. (Expérimentations médicales à
Dachau et Natzweiler-Struthof, recherche de l’Atlantide, du Graal
et de la lance de Longinus + essais de vérification de la théorie
cosmogonique d’Hörbiger sur « La
glace éternelle ».)
Abordée très largement dans Le
Matin des magiciens
de Bergier et Pauwels, cette structure des plus mystérieuses fait,
en outre, l’objet de deux études passionnantes : la première,
Les
Mystères du nazisme , Aux
sources d’un fantasme contemporain
publié
aux P.U.F. par le docteur en science politique Stéphane François,
qui traite de l’occultisme SS ; la seconde, Otto
Rahn, faux cathare et vrai nazi
de Mario Baudino (éditions Privat)
dont le personnage principal est rien moins que la version d’origine
d’Indiana Jones ! – un archéologue illuminé (probablement
homosexuel) qui chercha le Graal pour le compte du IIIe
Reich mais mourut d’une manière fort mystérieuse en 1939 dans les
Alpes autrichiennes.
32. The
Final Programme :
adapté au cinéma par Robert Fuest avec encore plus de vrais
morceaux nazix à l’intérieur. Le bouquin, lui, fait partie du
cycle de Jerry Cornelius, épopée SF rock’n roll à l’inépuisable
richesse encyclopédique composée par le génial Michael Moorcock,
féministe radical (ça le regarde) et critique acerbe du vieux
rabougri Tolkien (qu’il traite de « crypto-fasciste »).
Savant mystique jet-setter,
romantique incestueux à la Manfred
de Byron mais aussi mélomane décadent féru de musique
psychédélique et tueur impitoyable d’une agence occulte aux
multiples ramifications spatio-temporelles, Cornelius est, tout comme
le prince albinos Elric de Melniboné du même Moorcock –
chef-d’oeuvre incomparable de la littérature Sword & Sorcery
–, l’une des nombreuses incarnations du « Champion
Eternel »,
curieux type de héros vélléitaire chargé d’équilibrer la
balance cosmique de l’Ordre et du Chaos à travers les différents
plans dimensionnels d’un Multivers où toutes les configurations
sont possibles. Car comme le dit l’intéressé lui-même devant la
folie qui s’abat sur le monde (L’Amérique devenue nazie noie
Londres sous les barres chocolatées et le napalm, tandis que des
rebelles ukrainiens nationalistes sévissent un peu partout et
qu’Israël annexe les Balkans), « Pondération
en toutes choses, telle est l’anarchie ».
S.F.
philosophique et délire en tous genres à propos de la WW2 :
l’opportunité est donc trop belle de revenir sur l’incomparable
excellence des Brits dans la peinture de temps dystopiques –
qu’il s’agisse d’Orwell bien sûr,
ou d’Aldous Huxley (qui, on ne le sait pas assez, écrivit entre
1927 et 1934 une série d’articles favorables à l’eugénisme et
à l’instauration d’un régime totalitaire au Royaume-Uni),
jusqu’au grand maître de la bédé contemporaine, Alan Moore.
Entre, le collectif Achtung
Bandits
– groupuscule moyennement actif du Moi-Je-Nous –
ne saurait trop recommander à
ses lecteurs assidus tout autant qu’à ses détracteurs acharnés
la vision d’un objet tel que
It Happened Here
( En
Angleterre occupée)
d’Andrew Mollo et Kevin Brownlow (1956 -1964), récit étonnamment
mature ( les deux auteurs du film étant à peine majeurs au premier
tour de manivelle) d’une infirmière qui, dans une Grande-Bretagne
sous domination allemande, sera amenée à travailler, entre autres,
pour un institut d’euthanasie dans la droite ligne de l’Aktion
T4
de la Chancellerie du Führer. Les nazis y étant interprétés par
de vrais fascistes anglais héritiers prosélytes de la philosophie
d’un Chamberlain ou d’un Mosley, le film se relève unique dans
sa façon de mélanger le documentaire rigoureux et la fiction la
plus échevelée, rappelant plus d’une fois le canular
radiophonique d’Orson Welles de La
Guerre des mondes
et annonçant en quelque sorte le simili-documenteur La
Nuit des morts-vivants
de Romero qui sortira deux ans plus tard, avec un plan horrifique
quasi-similaire de tête à l’oeil énucléé. Quant aux (brèves)
scènes de guerre qui ouvrent le métrage, elles dégagent une telle
force au niveau de la reconstitution vériste que seule la très
belle Bataille
de San Pietro
du madré John Huston (film quasi-rosselinien de la série Why
We Fight)
semble les avoir surpassées dans leur contrefaçon géniale du réel.
Last
but not least,
les plus curieux découvriront dans l’excellent Herostratus
(1967) de Don Levy – l’histoire d’un jeune homme désespéré
qui vend son suicide à une grande compagnie publicitaire –,
une critique acerbe de la dérive
intrinsèquement nazix de nos sociétés marchandes via une scène au
montage virtuose alternant des images de strip-tease et d’abattoir
industriel, des plans piqués au Triomphe
de la Volonté
de Riefenstahl et un concentré subliminal de visions bien connues
des Camps de la mort. Là encore, nous retrouvons l’équation sexe
viandard et cannibalisme de masse que Disintegrazione
et bis ritals mettront bientôt à l’honneur dans les années 70,
et ce jusqu’au poilant Y
a bon les Blancs
de Marco Ferreri en 1988.
33. Antoine
de Baecque, Le
cas Kapo
dans Revue d’Histoire de la Shoah, n°195, 2011 , consultable sur
le site cairn.info.
34. Arendt
fait notamment référence au « ghetto-modèle »
de Terezin – cadre du film de Radok –
que les nazis utilisèrent
comme vitrine officielle pour montrer à la Croix-Rouge
internationale que les conditions de détention y étaient
parfaitement humanitaires. Mise en scène éhontée à laquelle
furent obligés de participer les détenus eux-mêmes. Pour rappel,
l’excellent Kurt Gerron, l’inoubliable docteur Vitalis du Journal
d’une fille perdue
de Pabst, réalisa sous la contrainte Theresienstadt
– le Führer offre une ville aux Juifs en 1944, une œuvre
de propagande destinée
à présenter ce terrible ghetto à l’international sous les dehors
d’un aimable camp de vacances. Inutile de préciser qu’une fois
la commande achevée, Gerron fut déporté à Auschwitz, puis gazé
en compagnie de sa femme et de toute l’équipe technique du film.
Quelques lambeaux de ce métrage subistent. Ils sont visionnables sur
YouTube
dans un excellent petit documentaire intitulé Le
camp de Terezin filmé par les nazis.
35.
On peut lire l’article de Rivette en intégralité sur
septembre.space
(Le
travelling de Kapo,
un plan peut-il être « abject »?
– texte d’Aurélie Ledoux, du 10 décembre 2017) et revenir ainsi
avec fruit sur les termes exacts de l’attaque, plutôt violente, du
critique envers Pontecorvo : « Voyez
cependant, dans Kapo,
le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés
électrifiés ; l’homme qui décide, à ce moment, de faire un
travelling-avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en
prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de
son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond
mépris. »
Le
texte de Daney, lui, est à lire dans Trafic
n°4 de l’automne 1992. Il est également facilement consultable
sur le Net.
36.
Le
Prêteur sur gages
(Sidney Lumet, 1964) : exemple parfait d’Hollywood
Breakdown
selon l’excellent Nicolas Saada, ce film par ailleurs remarquable
et osé (qui créa même un précédent avec le comité de censure
américain) est, d’après nous, le premier film à faire allusion
au bordel concentrationnaire. Adapté d’un roman (que nous n’avons
pas lu) d’Edward Lewis Wallant, son climat anxyogène sans pareil,
régulièrement traversé de flash-backs subliminaux à la Resnais,
évoque l’écriture cinématographique de Ka-Tzetnik. Détail
troublant : lorsque le héros du film se rappelle enfin du
souvenir traumatique de sa femme prostituée, le montage de la scène
anticipe largement l’aspect hallucinatoire avec lequel l’écrivain
juif rendra compte du martyr sexuel de sa soeur dans son livre
Visions
d’un rescapé,
daté de 1987. Mentionnons en sus que Stanley Kubrick caressa un
temps l’idée d’adapter Le
Prêteur sur gages
avant que Lumet ne s’empare définitivement du projet.
37.
Sur ce concept d’Ursprache,
lire Jean Clair, La
responsabilité de l’artiste,
Le débat / Gallimard,
p 115 à 123 principalement.