lundi 24 mai 2021

Sur L'Insatiable n°3

Sur L'Insatiable.  

Texte de Sylvain B. Bombax

On peut aimer la mort sans être (spécialement) morbide, disait à peu près en substance Pier Paolo Pasolini. La mort, ça aide - sans elle, on ferait de la rétention d'os (déjà que...). D'ailleurs, on meurt pas, on se noie. Les amateurs nécrophages de "vintage" et de "curiosités" le savent bien, eux qui attendent pépère, le cul vissé dans un transat de certitude, que les vagues du Temps viennent recracher à leurs pieds leur moisson habituelle de dépouilles chicos. Que voulez-vous, il y a des cadavres qui flottent mieux que d'autres... À l'opposé de ce sybaritisme douteux se situe bien entendu la démarche de Zak Spor, baroudeur obsessionnel, défricheur opiniâtre du cinéma grec d'exploitation, qui avec L'Insatiable - Fanzine instable nous propose, depuis maintenant trois numéros, de plonger dans les grandes profondeurs à la recherche d'épaves fabuleuses et de trésors engloutis, d'antiques rêves de chair oubliés par la mémoire sélective des hommes.
De cette Atlantide en lambeaux, empire défunt de vanités qu'on pourrait juger, certes, bien trop légères mais qui se révèlent, en réalité, beaucoup plus solides que nos idéaux dits modernes à l'obsolescence programmée, remontent enfin à l'air libre de stupéfiants vestiges, des fragments entiers d'une histoire vivante occultée. Car là, sous nos yeux ébahis, s'étale à longueur de pages une iconographie somptuaire issue majoritairement de la collection personnelle de l'auteur : des photos d'exploitation de séries B improbables où l'innocence cruelle des corps éclatait encore avec l'aplomb souverain de soleils juvéniles, mais aussi de nombreuses affiches scabreuses aux titres évocateurs (Gimme Sensaction, my Love Les Déchaînées du plaisir, Le Hold-up du sexe, etc.), des fotobuste aussi bariolées qu'un cul de babouin en rut et des pavés de presse racoleurs, en bref, tout le baroque putassier d'un matériel publicitaire typique des 70s qui n'hésitait pas à faire les poches du chaland en lui touchant au passage la bite - équivalent profane et ordurier des icônes myroblytes du mont Athos. Ce pourquoi, à la limite, les films dont on traite n'ont pas vraiment besoin d'exister, sinon dans l'esprit enfiévré du lecteur onaniste qui les recompose en dépit du "bon" sens à partir de leurs oripeaux glorieux. (D'où la haute teneur poétique des kavloramas, jamais moqueurs, composés par maître Spohr, équilibre subtil de mystique érotique et d'humour pince-sans-rire, au final aussi cheesy et crève-coeur qu'une chanson de Barry Manilow ou d'Eric Carmen.)
Pour le numéro 3 spécial Nikos Nikolaïdis, en revanche, nul doute permis, les films existent bel et bien. Mais à vrai dire c'est pas si grave. Parce qu'au fond, malgré le succès que certains ont pu rencontrer, ils n'ont cessé de régresser depuis dans cette frange d'amnésie confortable qui borde les pourtours de l'Histoire du cinéma. (Moi-même je n'en ai vu aucun.) Comment s'étonner dès lors que le "petit bouquin" de l'ami Zak prenne des allures d'enquête pyrotechnique à la Mr Arkadin, où les personnes sollicitées, cependant, seraient bien plus amènes et hospitalières que le panel d'aventuriers troubles que déployait avec truculence le chefs-d'œuvre noir de Welles ? Ainsi, dans une atmosphère de polar existentiel moite et ensoleillé, sommes-nous conviés à suivre l'auteur dans sa recherche éperdue de Nikolaïdis, visionnaire lyrique à la personnalité complexe. Nous voyageons donc, dans cette Grèce à jamais mythique et pourtant bien réelle qui semble ne devoir son drôle d'équilibre (lui aussi bien instable) qu'à la magie des rencontres et des rebonds. C'est alors que la force du projet L'Insatiable explose dans toute son entièreté : non pas fouiller les cercueils pour en sortir un nouveau culte poussiéreux et dépressif , mais bien plutôt traquer à travers l'ombre de la mort elle-même les derniers restes de "vie vivante" qui peuvent encore nous éclairer aujourd'hui. Travail prométhéen parfois improvisé à même une terrasse de café, où transparaît, de manière souvent poignante, une sorte de foi inébranlable, et pourtant étrangement distanciée, en l'impossible, c'est-à-dire en la faculté de pouvoir trouver enfin "l'or du Temps".
Comment oublier en effet les émouvantes interviews des proches de Nikolaïdis, de sa femme, de son frère ? De ses collaborateurs ponctuels ? Comment oublier la fièvre d'un homme guidé par le syndrome de Laura, l'amour transi des femmes mortes et des déesses ambiguës du Film Noir hollywoodien ? Propos de l'intéressé : "Je crois plus aux femmes qu'aux hommes. Les hommes dans mes films sont des personnages faibles. Ils sont manipulés par les femmes. On m'a accusé d'être misogyne. Je ne comprends pas. Je les aime et les respecte énormément. Mais les gens n'aiment pas qu'elles développent des comportements masculins. Ils leur interdisent des attitudes masculines. Mais moi je suis intéressé par les femmes-compagnes, celles qui ont des attitudes masculines sans pour autant perdre leur féminité et sans oublier que c'est elles qui vont enfanter, qu'elles vont nous aider à aller de l'avant, qu'elles nous reproduisent. Elles sont très importantes." D'aucunes, bien sûr, pourraient trouver ce piédestal un rien "tricky", encore empreint d'un certain machisme récalcitrant. Les femmes, de toute façon, sont très mal placées pour parler d'elles-mêmes. Ce qu'elles savent, en revanche, c'est faire des hommes d'exception (souvent), et les raconter (parfois). Retour à Marie-Louise Nikolaïdis, épouse du cinéaste : " Nikos avait un sens de l'humour vraiment très particulier, mais je ne suis pas sûr qu'il pensait nécessairement à quelque chose de profond quand il écrivait ces dialogues. Ça lui venait très naturellement, comme des blagues ou des bons mots. Mais chacun peut se les approprier et leur faire dire ce dont ils ont envie. Qui sait ce qu'il avait en tête ? Il n'en parlait pas."

Faire des blagues, parler, parler toujours sans vouloir dire quelque chose : rien de plus beau effectivement que cette dépense à corps perdu, que cette absence de signification qui fait, malgré tout, sens. Cela s'appelle l'instinct."


 

L'Insatiable dans Les 400 culs puis au Fanzinarium

Pour la sortie de L'Insatiable n°6, une rencontre est organisée jeudi 21 mars de 18h30 à 20h30 au Fanzinarium , 48 rue de Vignoles dans...