mardi 14 septembre 2021

Livret de The Wild Pussycat de Dimis Dadiras (Mondo Macabro)

« The Italian Connection » Sur deux films grecs du temps des Colonels

Voici la version française d'un texte écrit pour le livret du tirage limité de The Wild Pussycat et The Deserter paru en 2018 chez Mondo Macabro. 

L’exhumation, la restauration et la publication conjointe de The Wild Pussycat (1970) et de The Deserter (1970) constituent une contribution essentielle dans la redécouverte de la part obscure de l’âge d’or du cinéma grec. Un ensemble qui attisera, à plus d’un titre, la curiosité des amateurs de films d’exploitation de cette époque. 

Les deux films, même si fort différents par leur sujet, partagent un certain nombre de points communs factuels plus ou moins évidents : un même producteur, le flamboyant et controversé James Paris ; une même vedette, la sulfureuse Gisela Dali ; un même chef opérateur, le futur réalisateur Dimitris Papakonstantis ; mais aussi, de manière plus subliminale, l’ombre du réalisateur italien… Bruno Mattei !


Ces deux films sont typiquement ce qu’on appelle des films de producteurs, conçus avant tout pour le marché étranger – la Grèce était en pleine dictature depuis 2 ans – et donc forcément aussi pour une rentabilité maximale avec leur contenu érotique. L’architecte de ces produits était James Paris (Dimitris Parashakis), qui émigra aux États-Unis dans les années 40 et fit fortune en travaillant comme producteur adjoint à la 20th Century Fox auprès de son directeur, Spyros Skouras, un autre Grec exilé. Cette période de la vie professionnelle de James Paris n’est absolument pas documentée et on ne sait pas sur quels films et avec qui il a pu travailler. Quoi qu’il en soit, il revint fortuné en Grèce à la fin des années 50, avec la solide intention de devenir un producteur important de films à gros budgets. Ce n’est pourtant qu’avec le coup d’état militaire en 1967 qu’il sut tirer son épingle du jeu pour devenir le producteur le plus en vogue du moment. En bon opportuniste, il fut le premier à caresser sans scrupules le nouveau régime dans le sens du poil pour financer ses fantasmes de superproductions, avant tout des films de guerre ou des fictions historiques patriotiques (et simplistes), sur le modèle des films américains. En échange d’une relative soumission idéologique, la junte lui offrait tout le matériel militaire et les figurants dont il avait besoin. James Paris était manifestement bien plus mégalomane que véritablement fasciste ou avide d’argent ; à l’image du cliché des producteurs à l’ancienne, ses motivations visaient à devenir un grand producteur, l’homme de la situation autour duquel graviteraient stars et paillettes. Sa fortune et sa position nouvellement acquise vers 1967-68 lui permirent d’attirer une bonne partie ce que la Grèce pouvait compter de talents parmi les acteurs, cinéastes et techniciens de l’époque, quand le pays produisait plus d’une centaine de films par an – chiffre considérable pour un si petit pays. Il voyait les choses en grand et n’était en rien regardant à la dépense ; l’argent coulait à flots, les paillettes et le glamour arrivèrent grâce à lui au Festival de Thessalonique. Ses films étaient progressivement produits par les deux grands studios grecs, il leur trouvait des débouchés en Europe, aux États-Unis, en Amérique du sud, au Japon, etc. Que les Grecs le veuillent ou non – son nom est irrémédiablement maudit car lié aux années noires –, il bouleversa de fond en comble le cinéma grec et modernisa la manière de produire des films. Comme les deux autres grands studios, Finos Films ou Karagiannis-Karatzopoulos, sa société Art Films produisait tous les genres possibles de films, pour tous les publics. Paris sut ainsi exploiter le filon de l’érotisme qui florissait de plus en plus en Europe et, quand la censure grecque ne le permettait pas, il n’hésitait pas à produire directement des films en langue anglaise pour le marché étranger – on remarque d’ailleurs que la majorité des films grecs qui s’exportaient bien dans les années 60 étaient interdits aux mineurs car plus ou moins sexy ou sulfureux (romances en bikini, films de cabarets, etc.). The Wild Pussycat en est le plus parfait exemple, mais aussi le plus extrême, pour ce qui concerne la fin des années 60. 

Plus compliqué est le cas de The Deserter qui fait partie d’une série de coproductions entre Art Films et la Filmar-Cineproduzioni Associate (Giuseppe & Mario Maggi), au même titre que O Prodotis prepei na Pethani (Erricos Andreou, 1970), Erotas dyhos synora (Erricos Andreou, 1970), sorti en France un an plus tôt sous le titre Lesbo, l'amour au soleil, avec Edoardo Mulargia crédité comme réalisateur, ou encore I krouaziera tou tromou de Christos Kefalas avec Karin Schubert et Herbert Fux, sorti seulement en 1977 en Grèce, alors que les Allemands purent le voir dès 1971 sous le titre Kreuzfahrt des Grauens et les Italiens sous le titre Ore di Terrore, avec Robert Bradley/Guido Leoni comme réalisateur... Pour tous ces films, les génériques changent du tout au tout selon les pays dans lesquels ils étaient exploités. Prête-noms et pseudonymes fantasques font qu’il est difficile de démêler le vrai du faux.

The Deserter est donc avant tout un film grec réalisé par Christos Kefalas, mais en Italie il fut exploité sous le titre Armida, il dramma di una sposa, film réalisé par Jordan B. Matthews, soit le premier des pseudonymes de Bruno Mattei, crédité seulement comme monteur dans la version grecque. Une digression à ce sujet s’impose. Dans sa monographie Bruno Mattei, itinéraires bis, David Didelot note que l’Italien avait déclaré avoir largement réécrit le scénario et complété le métrage de plusieurs séquences, essentiellement la partie « guerre » du film. Or l’analyse montre que Mattei se donnait probablement un rôle bien plus important qu’il n’a été, car la version italienne insiste bien plus sur le drame sexuel de l’intrigue que la version grecque ici présente. De plus, les séquences militaires semblent avoir été bel et bien filmées au cours du même tournage que le reste et la fabuleuse séquence d’ouverture a été coupée du film italien. Cette séquence introductive au montage haletant et virtuose (quasi godardien !) d’images d’archives de guerres diverses implique que l’action du film se place dans un contexte post-catastrophe nucléaire. On aurait pu attribuer cette séquence, qui ne ressemble à rien d’autre dans le cinéma grec de l’époque, au talent de monteur de Bruno Mattei, qui s’était fait une spécialité d’intégrer des stock-shots dans des films de fiction, mais il semble pour le moins surprenant que celui-ci l’ait coupée de son premier film... Pour le reste, comme le suggère aussi le roman-photo du film, publié à l’époque en Italie, mis à part l’un ou l’autre points de coupe, il n’y a pas de différences notables entre The Deserter et Armida, qui dure 4 minutes de moins. Il semble donc probable que le premier film de Bruno Mattei ne soit en réalité. qu’un film grec de Christos Kefalas, celui-là même présent dans ce coffret. Ironiques débuts pour celui qui par la suite se fit connaître pour de notables de plagiats... On y reviendra. La monteuse citée au générique d’Armida, Laura Caccianti, n’est probablement qu’un prête-nom puisqu’elle ne fut qu’assistante monteuse tout au long de sa carrière.


Les apports italiens au films qui nous apparaissent plus crédibles seraient donc possiblement le scénario,  la musique assurément et bien sûr l’actrice principale. Pour le scénario, le générique de la version italienne mentionne Giacomo Gramegna qui avait scénarisé auparavant Ecce Homo (Bruno Gaburro, 1968), autre fiction post-apocalyptique minimaliste avec Irene Papas, qui présente plus de points communs avec The Deserter que n’importe quels films ultérieurs de Mattei. La musique, opulente, imposante et inquiétante, est signée Alessandro Alessandroni – également au générique de Lesbo – et ami d’Ennio Morricone, connu pour avoir sifflé les célèbres thèmes des westerns de Sergio Leone. Comme les notions de droits d’auteur et de propriété intellectuelle étaient manifestement loin d’être aussi évoluées qu’aujourd’hui, on notera que James Paris réutilisa sans vergogne cette partition attribuée faussement à son fils Giorgos Paris, dans le très bon Oi satanades tis nyhtas (Marios Retsilas, 1972) et même dans Lesviakos avgoustos (Erricos Andreou, 1974). Le même thème se retrouve aussi dans La plus longue nuit du diable (1970) de Jean Brismée. Quant à l’actrice principale, Franca Parisi, au physique plantureux à la Sophia Loren, il s’agit de son dernier film de cinéma après une carrière assez peu prolifique, commencée en 1953. 


The Wild Pussycat, par contre, ne fut pas distribué en Italie par crainte de la censure. La version originale de ce film, tourné manifestement en anglais, n’est donc sortie, selon IMDB, qu’au Japon, aux USA, au Danemark et en Allemagne de l’Ouest au cours des années 1969 et 1970. Les Grecs ne découvrirent qu’une version sérieusement modifiée et édulcorée qu'au cours de la saison 1972-73. C’est pour les besoins de ce disque que Mondo Macabro a retrouvé la version originale non censurée du film. Une redécouverte exceptionnelle et assurément un chaînon manquant dans l’histoire des films Rape & Revenge, puisque l’un des films emblématiques et particulièrement apprécié des amateurs de ce genre, Emanuelle et Françoise (Joe d’Amato, 1975), n’est ni plus ni moins qu’une copie de The Wild Pussycat. Au générique, le sujet d’Emanuelle et Françoise est indiqué comme venant d’un certain... Bruno Mattei, qui participa également à l’écriture du scénario (avec George Eastmann). Parmi tous ces pseudonymes et prête-noms, on comprend mieux comment cette sombre histoire est parvenue aux oreilles de Mattei, puis devant la caméra de Joe D’Amato, autre plagiaire revendiqué. Il semblerait que Mattei ait suggéré au distributeur Francesco Gaudenzi de distribuer The Wild Pussycat en Italie, mais celui-ci aurait reculé devant le caractère scandaleux et extrême du film, possiblement en raison de la scène de sodomie. On ne sait si par la suite James Paris leur céda les droits ou si ce fut un plagiat pur et simple. Le dispositif scénaristique, la plupart des situations-clé ainsi que de nombreux cadrages sont strictement similaires au film grec, sauf que 6 ans plus tard les effets gore bon marché et la pornographie explicite (selon les versions) étaient devenus monnaie courante. La découverte du film original n’est pas à l’avantage de la copie, tant cette dernière apparaît bavarde, tape-à-l’œil et vulgaire et, étrangement, moins effrayante, choquante ou extrême – ne serait-ce que qu’en raison de sa fin plus confortable. 


La partie grecque des génériques semble un peu plus évidente à dénouer ; l’industrie du cinéma, bien qu’extrêmement prolifique, y était bien plus restreinte qu’en Italie et James Paris, une fois parvenu au sommet, a su fidéliser les mêmes équipes pour la plupart de ses films. Le problème que nous pouvons rencontrer est que tout ce pan de l’histoire du cinéma est toujours méprisé en Grèce, si ce n’est tabou. Il n’existe quasiment pas de recherches sérieuses, et peu de témoins de cette époque acceptent de témoigner ou d’en parler ouvertement – certains concèdent tout juste qu’ils faisaient ces films pour gagner leur vie.

 L’un des collaborateurs les plus récurrents fut le chef opérateur Dimitris Papakonstantis, qui a signé la photographie des deux films. Il est au générique d’une grande partie des films de James Paris et a, par la suite, mené de pair une carrière de cinéaste peu marquante. Technicien solide et efficace, il était capable de s’adapter à toutes les situations et à tous les budgets. Rien que pour les deux années qui nous intéressent, Papakonstantis a travaillé sur pas moins de 15 films, essentiellement pour Art films. Au début des années 80 il fut engagé pour diriger la seconde équipe caméra du film américain Amours de vacances (Randall Kleiser, 1982) tourné sur l’île de Santorin et gros succès populaire dans le monde entier.


Le scénario de The Wild Pussycat est signé Giannis Tziotis (1936 – 2019), qu’on peut considérer comme le père de l’érotisme dans le cinéma grec. Auréolé d’une fructueuse collaboration avec le réalisateur Giorgos Skalenakis, dont l’excellent et vaguement antonionien Reine de trêfle (1966), il enchaîne trois films pour James Paris, dont un film de guerre toujours diffusé à la télévision grecque, avant de signer la plupart des premiers films érotiques d’Omiros Efstratiadis qui s’imposeront dans les salles de quartier un peu partout dans le monde. Citons Provocation (1971) et L'Amour en doses (1971), tous les deux avec le jeune Udo Kier. En 1974, il reprend un peu de service pour James Paris avec le curieux Sexomania (1974) de Marios Retsilas et Dimitris Papakonstantis, 5e au box- office grec, puis l’effroyable Mikaela (Dimis Dadiras, 1975), avant de se cantonner à des feuilletons pour la télévision. Il semble évident que pour Tziotis, comme pour bien d’autres, sa collaboration au cinéma était plus alimentaire qu’artistique et il n’est pas sûr que son implication sur The Wild Pussycat ait été très poussée, tant la narration et la situation sont hiératiques, épurées et dénuées de la moindre psychologie. C’est probablement à Tziotis que l’on doit le recours aux flash-backs (la lecture du journal intime), procédé qu’il semblait particulièrement apprécier.

En 1969 Dimis Dadiras (1924 – 1982) était déjà un solide artisan : il avait déjà réalisé 25 films en 15 ans. Fils d’un producteur, il commença à réaliser des films au début des années 50 et connut ses premiers succès en 1960 avec un film de guerre, To nisi ton gennaion, avec la grande vedette de l’époque Jenny Karezi, puis la comédie romantique Rantevou sti Venetia, le premier film de Gisela Dali qui lança illico sa carrière. The Wild Pussycat est sa septième et dernière collaboration avec Gisela Dali qu’il épousa quelques années auparavant. Dadiras était un réalisateur honnête, sans génie particulier qui pouvait réaliser n’importe quel style de films – il reste surtout connu en Grèce pour des films de guerre et/ ou historiques. À lui aussi, James Paris semble avoir apporté un second souffle ainsi que les plus gros budgets et succès. À la chute de la junte, le cinéma grec fut précipité dans la misère économique et James Paris perdit de sa superbe, mais ils continuèrent à travailler ensemble sur des projets fauchés et parfois atypiques comme I daimonismeni (1975) qui, avec O gios mou, o Stefanos (Marios Retsilas, 1975) traitent tous les deux de questions tant psychiatriques que paranormales. Dadiras meurt d’une crise cardiaque en 1985, au début d’une nouvelle ère de déchéance pour tous les cinéastes populaires : celle des comédies affligeantes produites directement pour le marché VHS.
Comme pour tous les autres techniciens et collaborateurs, rien ne semblait donc prédestiner Dadiras à travailler sur The Wild Pussycat à part la loyauté envers les projets de Paris et l'espoir des jours meilleurs. D’ailleurs le générique n’indique-t-il pas « A film by James Paris, directed by Dimis Dadiras » ? En revanche, on ne sait pour ainsi rien dire sur Christos Kefalas et nous n’avons pu retrouver sa trace. Né en Suède, il fit ses trois seuls films avec James Paris entre 1969 et 1971, puis est retourné en Suède où il a travaillé sur des séries comme monteur.

Les acteurs masculins des deux films étaient alors au début de leur carrière et n’étaient pas des vedettes établies, mais tous les deux semblaient avoir signé des contrats d’exclusivité avec James Paris – en particulier Hristos Politis, qui a fait l’essentiel de se carrière avec lui jusqu’en 1975, avant de travailler épisodiquement pour la télévision. Physique de jeune premier un peu fade et candide, il ne brille pas ici par un jeu particulièrement brillant. Il devint pourtant une star. Kostas Prekas est nettement plus intéressant. Sa carrière cinématographique est à peine plus longue, mais il demeure une personnalité encore très célèbre en Grèce. Il commença sa carrière quelques années avant Politis et partagea l’affiche avec Gisela Dali à deux autres reprises en 1962, puis en 1968 dans Lesbos ou l'amour au soleil d’Erricos Andreou. En 1969, il est à l’affiche d’un autre film vaguement érotique produit par Art Films : Lady Desire d’Erricos Andreou (scénario de Tziotis et photographie de Papakonstantis) mettant
en scène une jeune bourgeoise oisive contrainte de révéler à la police une sexualité non conventionnelle, et en particulier un penchant prononcé pour le saphisme, qui semble avoir marqué les esprits puisque Omiros Efstratiadis en fera un premier remake en 1971 (Les Nuits galantes d'une infidèle), puis un second en 1979 ( Intimate Relations) dans lequel Prekas interprète le rôle du détective de police. Un autre succès important de Prekas fut le thriller érotique Psyhi kai sarka (Erricos Andreou 1974), fort réussi, dans lequel, pilote de ligne, il se met en danger en trompant sa femme (pourtant interprétée par Miss Univers 1964) avec une belle jeune femme, totalement psychopathe. Son physique typé de Greek Lover ombrageux et ténébreux lui amena beaucoup de rôles de séducteurs machos et sûrs d’eux-mêmes, comme dans Lesbos ou l'amour au soleil dans lequel un écrivain impuissant le paye pour satisfaire sa femme... The Deserter fut l’unique rôle d’Alexandra Kyriakaki ( ? – 2015), qui fit une carrière importante mais courte de chanteuse sous le seul nom d’Alexandra. Elle travailla avec certains parmi les plus grands compositeurs que furent Manos Hadjikakis, Giorgos Zampeta ou Vassilis Tsitsanis et ne dédaignait pas de chanter du rébétiko dans de modestes tavernes. Elle stoppa brutalement sa carrière au sommet de sa gloire, en 1983. Elle traînait une aura de femme forte et engagée, excentrique et radicalement indépendante.

Mais l’attraction de ce coffret est évidemment Gisela Dali (1937 – 2010), la belle et sulfureuse « Brigitte Bardot grecque ». Découverte par son futur mari, Dimis Dadiras, elle débuta en 1960 dans des comédies légères, des romances et des drames psychologiques. Le public appréciait sa légèreté et sa bonne humeur pétillante, incarnation d’une jeunesse moderne, à l’exemple de Zoi Laskari, la star absolue des années 60. Les films scrutaient la jeunesse tiraillée entre le poids des traditions familiales et le désir d’embrasser une modernité aussi excitante qu’inquiétante, surtout du point de vue des mœurs et de la sexualité. C’est pour cela que la plupart des films de cette époque sont le plus souvent moralisateurs – la censure existait en Grèce avant la junte et ne fut assouplie qu’en 1977 avant d’être abolie en 1982. À titre d’exemple, le film Amartoles (Dimis Dadiras, 1962), drame psychologique et social, dépeint le parcours de trois jeunes femmes qui tombent dans les filets d’un riche couple de proxénètes qui organisent des orgies dans une villa. Gisela Dali y est la jeune fille innocente qui cherche à s’émanciper de ses parents. Dans la scène marquante du film, plus de sept minutes, elle danse et fait un striptease sur un billard, entourée de vieux bourgeois libidineux. L’aspect troublant de cette scène est l’atmosphère festive, voire même la bonne humeur de la jeune fille qui ne se rend jamais compte de la situation, même quand deux hommes la portent à l’étage. Les filles seront évidemment sauvées par la police, les méchants iront en prison et Gisela Dali récoltera une bonne gifle de la part de son père. La morale est sauve mais le vers est dans le fruit de la société traditionnelle grecque, et cette difficile tension entre tradition et émancipation traversera en filigrane l’essentiel du cinéma populaire des quinze années à venir. Au cours des années et d’une libération sexuelle très progressive, Gisela Dali se dénudera de plus en plus régulièrement dans les films, essentiellement pour des scènes de plage ou de baignades comme dans la comédie rurale O parthenos (Dimis Dadiras, 1966), qui marque une petite rupture dans sa filmographie. Est-ce à cause de sa liaison amoureuse avec Alkis Giannakas, qui partageait l’affiche de ce film (réalisé par le mari de Gisela Dali !) et qui était fraîchement auréolé d’une intéressante collaboration avec Kostas Karagiannis avec, coup sur coup le Gigolo du Pirée (1965) puis Ta mystika tis amartolis Athinas (1966), deux films noirs devenus des classiques du genre qui dépeignent les voyous athéniens ? Est-ce le coup d’état des Colonels, le 21 avril 1967 qui bouleversa, toutes les habitudes de l’industrie du cinéma ? Nul ne sait pourquoi il y a ce petit trou dans sa filmographie.

Quoi qu’il en soit, c’est encore James Paris qui lui offrira son retour avec Lesbos ou l'amour au soleil et surtout The Wild Pussycat. Et l’on peut s'avancer à dire que c’est à probablement à partir de ce film que le mythe de « diva du film rose» a commencé. C’est à partir de ce moment là aussi qu’elle se sépare de Dadiras, que son aura devient sulfureuse, qu’elle commence à danser et chanter dans des cabarets plus ou moins minables puis travaille successivement sur les films érotiques d’Omiros Efstratidis comme Lust for sex (1970) et Dans le cercle du vice (1972), avec le jeune Ilias Mylonakos dans O kyklos tis anomalias (1971), et surtout Pavlos Parashakis sur une trilogie qui assoira sa scandaleuse image – Mirella (1973), Passion beach (1973) et Bloody Emily (1974). Sa carrière épousa ainsi le déclin de l’industrie du cinéma grec, cherchant son salut dans des productions bon marché et espérant trouver le succès avec de plus en plus d’érotisme et/ou de violence. Probablement insatisfaite dans ce milieu, Gisela Dali met un terme à sa carrière à 39 ans après une comédie érotique, L'Amour dans un tonneau (Giorgos Papakostas 1976) qui fut exploitée à l’étranger avec de nombreux inserts pornographiques. Comme un symbole, dans la dernière scène de ce film, elle verrouille joyeusement une ceinture de chasteté sur le protagoniste principal en lui assénant malicieusement cette expression grecque toute faite : « comme cela, ton cerveau d’en bas ne bouffera pas celui d’en-haut ». C’est une page qui se tourne aussi dans l’histoire du cinéma grec et Gisela Dali se retire dans l’île de Naxos pour mener une vie solitaire, loin des feux de la rampe.Même si elle fut l’incarnation parfaite de la blonde superficielle et délurée, puis de la femme fatale toxique et décadente, il se dégage de ses rôles et de son charisme le soupçon d’une forte personnalité. 

Les deux films sont donc des curiosités, assez singulières pour l’époque, des réussites qui dépassent leur dessein initial. The Deserter, avant même sa trame érotique, se présente comme un film de guerre, très atypique dans la production Art Films car c’est un tout petit budget, très loin d’être un film de propagande pour le régime des Colonels. Il échappe totalement à ce que Vrasidas Karalis note dans son livre, A History of Greek Cinema, à propos des films de guerre patriotiques : « The main theme of Paris’ films was the perennial motif of betrayal, a motif that needs to be examined not only sociologically but psychoanalytically as well. The dictatorship’s censors perceived visualized history primarily as legend, as a de-historicizing exercise in the fabrication of memories through which the opressed audiences of the period could find relief while discharging their repressed feelings of anger and frustration. Oppression also led to repression, emotional and sexual, and to an atmosphere of loss and absence that was filled with excessive sentimentalism and narcissistic self-victimization. Representations of women as the passive and “available” victims of rape by invaders, who maintained their inner dignity in the face of af acts of violation by reciting patriotic verses, were so dominant that they later became stock parodies for comedy and satire. » Même si on imagine fort bien la censure voir d’un œil favorable cette histoire d’un déserteur rattrapé par la patrouille, on est en droit de se demander si ce n’est pas un film franchement anti-guerre tant les miliciens sont terrifiants avec leurs chemises noires qui évoquent immanquablement celles des milices fascistes. Or dans un pays aussi fortement marqué par l’occupation nazie, il semble difficile de pouvoir regarder cette terreur avec sympathie !


The Wild Pussycat, dans son montage initial échappe lui aussi aux canons du genre qui commençait à pulluler à l’époque, quand les films érotiques devenaient quasi systématiquement des thrillers avec une vague intrigue policière. En dépeignant les bas-quartiers, les voyous, les cabarets, les prostituées, etc., il était important de rappeler au public que la police était là et bien là pour combattre le crime et le vice. Rien de tout cela dans The Wild Pussycat : c’est une femme aussi belle qu’énigmatique qui se fait justice en un huis-clos oppressant et délétère. Ainsi, il n’est pas surprenant que la version exploitée quelques années plus tard en Grèce comporte précisément une intrigue policière parallèle, avec une chasse aux voleurs, pour remplacer les passages les plus épicés et, probablement rassurer les spectateurs. La bande-annonce grecque insistait d’ailleurs fortement sur cette intrigue secondaire, sans grand intérêt pour nous aujourd’hui. Il faut dire que le principe même du Rape & Revenge est antinomique avec l’éloge des forces de police... ce qui fait la rareté de ce genre en Grèce. Il n’est donc pas étonnant qu’il faille attendre la fin de la dictature pour trouver un autre exemple significatif de ce genre avec Lust for Revenge (Andreas Katsimitsoulias, 1976). Un film d’une noirceur absolue, sans le moindre espoir qui montre une bourgeoisie parvenue particulièrement dégénérée (kidnapping, viol d’enfant, etc.), des forces de police aussi impuissantes qu’inutiles et où la folie et le suicide sont les seules issues possibles pour le couple de héros.


À première vue, rien ne rapproche The Deserter et The Wild Pussycat, si ce n’est que, conçus pour l’exportation et tournés en anglais, les éléments qui les rattacheraient à la Grèce ont été atténués au maximum. The Deserter se déroule dans une campagne non déterminée après une guerre nucléaire et les costumes de la milice sont inventés pour la circonstance tandis que l’action de The Wild Pussycat est censée se dérouler aux États-Unis. Malgré quelques vitrines du centre-ville d’Athènes, avec des inscriptions en grec, les transactions se font en dollars et l’action se déroule principalement dans une banlieue pavillonnaire avec des villas et des pavillons à l’architecture moderne. Ce qui rapproche vraiment les deux films, c’est dans les deux cas la description du martyr d’un homme, victime soit du désir féminin, soit d’un pur sentiment de vengeance, implacable et soigneusement calculé. Ce sont tous les deux des films qui inventeraient la catégorie Men in Prison, comme inversion du Women in Prison.
Le héros en fuite, plutôt sympathique, de The Deserter, est contraint de se cacher dans une grange et doit satisfaire les frustrations sexuelles d’une fermière négligée par son mari et de la jeune voisine en pleine découverte des plaisirs de la chair. Une prison plutôt agréable, mais la rivalité entre les deux femmes précipite le pire – le pauvre est battu par un mari jaloux, violé par un idiot du village zoophile (1), puis traqué et abattu comme un lapin par des miliciens. Kostas Prekas, dans The Wild Pussycat, connaît un sort à peine plus enviable. Il interprète une véritable ordure, un voyou minable et cruel, joueur, buveur, proxénète occasionnel, etc., dont le comportement odieux mène sa petite amie au suicide. La sœur de la défunte l’aguiche, le séduit puis le séquestre, sans qu’il ne comprenne pourquoi, le laisse dépérir dans un réduit derrière un miroir sans tain pour qu’il puisse la voir se livrer à toutes sortes de débauche, avant de le relâcher après l’avoir... émasculé – une extrémité qui ne fut pas osée par Joe D’Amato dans son remake, George Eastmann avouant qu'elle ne lui plaisait pas. Cerise sur le gâteau, ce n’est qu’une fois dénué de ses mâles attributs que Prekas découvre les raisons de son supplice. Il tente alors pathétiquement de « faire l’amour » à son bourreau qui fait mine d’être consentante avant de le rejeter avec mépris en une humiliation ultime et définitive. Dans le contexte de l’époque, c’est pire qu’une mise à mort ; il n’est plus un homme et il agonisera dans une rue déserte, la bave aux lèvres. 

 Il est évident que ces deux films montrent quelque chose comme une angoisse viscérale face à la sexualité féminine et une folle terreur à l’idée que le désir féminin puisse s’émanciper et prendre le pouvoir. Une obsession qui devait être celle de James Paris puisqu’il produira quelques années plus tard I Gynaikokratia (Errikos Thalassinos, 1973), comédie dans laquelle les femmes
remplacent momentanément les hommes – variation consternante sur la pièce d’Aristophane –, Lesviakos avgoustos (Kostas Karagiannis, 1974), dans lequel deux femmes entretiennent une relation sexuelle qui les mènera au meurtre, ou encore Sexomania (Marios Retsilas, 1975), véritable catalogue de pathologies sexuelles dans lequel un femme est acculée au suicide par sa nymphomanie. Dans un grand nombre de films populaires grecs de ces années- là, la libération sexuelle est montrée comme source de désordre et vécue comme mystérieuse, inquiétante, angoissante, et rarement libératrice. Pour les hommes, comme pour les femmes. 

Mais la réussite totale de ce conte cruel qu’est The Wild Pussycat, c’est qu’il repose sur un dispositif voyeuriste, une prodigieuse et perverse mise en abyme de la position du cinéaste autant que du spectateur allant voir un film pour des raisons peu avouables. La mise en scène, sobre et fonctionnelle comme celle d’un film noir américain, ne cherche pas les effets tape- à-l’œil, et s’attache à l’essentiel d’une narration fluide et épurée de dialogues inutiles qui laissent la place à une musique à contre-emploi, sorte de ritournelle jazzy entraînante. Le montage ménage, sans lourdeurs, des ellipses ironiques et suggestives, se servant habilement de la présence du chat-spectateur. Si l’interprétation de Prekas confère à son supplice un expressionnisme débridé, celle de Gisela Dali est aussi retenue qu’énigmatique. Elle traverse tout le film avec une nonchalance toxique et, lourdement fardée, comme si elle portait un masque ; elle dégage tout du long un magnétisme sexuel vénéneux et délicieux, quasiment mythologique, qui rend sa vengeance encore plus extrême et hallucinante. Il s’agit là sans conteste de son meilleur rôle et la redécouverte du film devrait placer Gisela Dali au panthéon des grandes vengeresses du cinéma, aux côtés de Meiko Kaji et Christina Lindberg. Sauf que Gisela Dali n’est jamais une victime, ce n’est pas elle qui est violée, et elle assure sa vengeance avec ses propres moyens, beauté, charme, sex-appeal et bien sûr une sexualité immorale et amorale qui la rendent d’autant plus terrifiante et fascinante. Deux adjectifs qui permettent aussi de qualifier ces deux films.

Zak Spor


The Wild Pussycat et The Deserter sont parus chez Mondo Macabro en VOSTA. Emanuelle et Françoise est disponible chez Le Chat qui fume en VOSTFR. 

De nombreuses idées (et films) abordés dans cette article sont développés dans L'Insatiable. 

Ici une bande-annonce artisanale pour promouvoir la sortie The Wild Pussycat.

(1) Cette figure du simple d’esprit priapique est récurrente dans le cinéma grec de l’époque. On la trouve d’abord dans le chef d’œuvre de Kostas Manoussakis, Sans un cri (1966), où le héros, simplet, vierge et frustré, viole sa demi-sœur. Nikos Tsachiridis incarnera le berger libidineux et violent, mi-homme mi- satyre dans dans Kolasmeni fysi (Pavlos Parashakis, 1972) et évidemment dans Island of Death (Nikos Mastorakis, 1976). Une résurgence d’un état de nature archaïque qui affleure dans la modernité aseptisée qu’on trouve aussi dans Mirella, sous la forme d’un deus ex machina inversé, permettant à la femme fatale de supprimer sa rivale.



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